Végétariens

Texte du livre " VEGETARIENS "

On peut les voir en passant, sur le lointain, ils ne sont que des formes dans la prairie. En approchant on découvre la vie avec le mouvement, la différence chez les individus, les couleurs qui se répondent, le duvet soyeux et le hasard des bouclettes, le regard qui glisse ou s'arrête, profond, le jeu des petits et la placidité des plus âgés. Des êtres vivants, uniques dans leurs traits et leurs caractères, qui ressentent la crainte, la curiosité, la colère, l'ennui, la satisfaction. Les animaux élevés ici, sur les terres de l’Abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle ont pour compagnons le vent, la pluie et le soleil. Ils ont pour nourriture l’herbe du pré et parfois le foin odorant quand la chaleur ou le manque d'eau ont arrêté la pousse. Les nouveaux nés, entourés de leurs mères et du troupeau, découvrent l'espace, le ciel, la lumière. Ils se réveillent dans le soleil et la rosée. Petits squelettes habillés de fourrure, si frêles, hésitants, ils apprennent leur territoire et les autres du troupeau. Les plus courageux s'éloignent parfois, tout dégingandés, sautillants vers un massif de ronces. Leur mère, copie conforme en pelage, les cherche alors du regard et les fixe. Les petits zébulons, cette fois bien droits, reviennent sagement vers elle en regardant ailleurs. Parfois lorsque le soleil réchauffe doucement leur corps ils dorment cachés contre leur mère, lourde, massive, qui les surveille sans les voir. Et si le mistral piquant se lève ils s'enroulent dans un nid de foin, indifférents à l'agitation du vent. Ils ne connaitront pas les systèmes de logiques déshumanisées qui vénèrent le profit et oublient le vivant, les usines d'élevage où le temps et l'espace sont comptabilisés, optimisés et où les liens affectifs sont niés. Ils ne connaîtront pas les alimentations amorales composées de farines aux mélanges étonnants. Ils ne connaitront pas les drogues et les hormones qui les transforment en étrange produit, en inquiétant cocktail chimique. Ils auront vécu ici à leur rythme, dans leur milieu, à la place exacte qui est la leur, dans cet équilibre si étonnamment merveilleux et fragile que l'on nomme "nature". Egrenés dans les champs ou cachés dans les bois, toujours accompagnés du son entêtant des cloches qui s'agitent aux cous de quelques-uns, ils vivent l'instant en laissant glisser sur eux le soleil qui s'allonge. Alors, lorsque le soir se pose enfin, que la lumière devient pâle, avec un peu de chance, on peut voir tout en haut du champ le renard assis qui semble embrasser du regard, prudent et satisfait, et le troupeau et les champs et le bois.